Petit entraînement

Le jeune asiatique avait troqué sa baguette magique contre son darn dao et s'était dirigé vers le gymnase. Il avait traversé le campus, le village et l'université son arme sur l'épaule, sous les yeux éberlués de quelques élèves. Il avait trouvé le bâtiment sans problème, à la lisière de la forêt. Il était grand, sa façade était en bois et son toit recouvert de panneaux solaires. Hao Lei appréhendait que la porte ne soit encore fermée, puisque les cours n'avaient pas encore repris, mais elle s'ouvrit sans résistance. Il passa d'abord par les vestiaires, pour visiter rapidement, puis s'orienta vers la grande salle principale. Il posa le sabre contre un mur : il voulait d'abord s'entraîner au combat sans armes. Il aurait préféré avoir un adversaire, et pouvoir laisser son instinct prendre le dessus sur sa connaissance des arts martiaux : seul, il devait s'en tenir à répéter des suites de mouvements appris par coeur... Enfin, c'était mieux que rien, ça évitait à ses articulations de rouiller.

Depuis un moment déjà, Hao Lei enchaînait les Taos, entraînements composés de plusieurs techniques appliquées dans un ordre précis, durant lesquels il se battait contre des adversaires imaginaires. Les coups de pieds circulaires succédaient aux frappes du tranchant de la main et étaient suivis de la "posture du pas rasant". Hao se sentait bien, il était dans son élément, il était vivant. Un long moment passa. Parfois il fermait les yeux, parfois il les ouvrait, mais les deux cas revenaient au même. Plus rien n'avait d'importance, il ne voyait pas le soleil qui montait dans le ciel, il ne voyait plus rien autour de lui.

Enfin, il s'arrêta. Il ne voulait pas rentrer, pas encore, mais prendre son sabre et entendre la lame siffler dans les airs. Cependant, lorsqu'il se retourna, ses yeux ne tombèrent pas sur le sabre en question. En effet, un jeune homme, de grande taille et d'allure sombre le fixait, les bras croisés, et tranquillement adossé au mur.

La première chose qui monopolisa l'attention de Hao ne fut pas le regard que lui lançait l'intrus, mais le manche d'un sabre qui apparaissait derrière son épaule. Le Chinois s'approcha, son premier réflexe avait été de se demander si l'homme en face de lui pouvait être un adversaire à sa taille. Il vint se placer en face de lui, le sang en ébullition et le regard enflammé par l'appelle du combat.

"Tu sais bien t'en servir de ce katana ?"

Après un instant, peut-être à cause de ce qu'il crut déchiffrer dans les yeux de son interlocuteur, une lueur de lucidité passa à travers son esprit. Il pensa que la moindre des choses était de se présenter à cet adversaire potentiel qui devait sans doute être puissant, car seul un fou aurait porté sur lui un katana dont il n'aurait pas su se servir.

"Excuse-moi, je suis Sang Hao Lei... Tu fais du kendo ?"

Il aurait aimé être plus poli, mais l'excitation d'un combat éventuel lui faisait perdre toute civilité.

Hao attrapa le bokken au vol. Il eu du mal à réprimer une grimace à la vue du sabre de bois : les sabres en métal, il n'y avait que ça de vrai. Et puis, il était légèrement moins à l'aise avec cette arme dans les mains qu'avec son darn dao. En effet, il ne s'était pas souvent entraîné au bokken, car il ne pratiquait pas le kendo.

L'asiatique planta son regard dans les yeux de son adversaire, et un sourire carnassier s'installa sur ses lèvres. Ils s'avancèrent vers le centre de la pièce, tournant l'un autour de l'autre, comme deux loups s'évaluant avant un combat. Hao faisait danser son arme autour de lui sans même s'en rendre compte. Son sang affluait dans ses veines. Il n'y avait plus rien au monde que lui et son adversaire. Il n'avait plus aucun but que la victoire de ce combat. Il sentait qu'Hector attendait qu'il attaque en premier. Les kendoka étaient comme ça, il le savait, bien qu'il ait rarement eu l'occasion d'en affronter.

Hao attendait, tout en continuant son manège. Les kendoka bougeaient peu, en combat. Peu mais bien. En forçant Hector à tourner sur lui-même, il espérait le déstabiliser. Soudain, il partit, comme une flèche, le sabre derrière l'épaule. Il se rapprocha à une vitesse phénoménale de son opposant, faisant passer son bokken par-dessus sa tête, une main sur la garde et l'autre sur la lame, comme il aurait tenu son darn dao. Accroupi, il avait paré l'attaque qu'Hector avait lancée au dernier moment. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il avait lâché la lame du bokken et donnait un violent coup dans l'abdomen qui lui faisait face, alors qu'Hector repoussait son sabre brutalement. Tous les deux reculèrent sous le choc. Le Hollandais paraissait légèrement surpris. Croyait-il que parce qu'il avait mis un bokken dans les mains de Hao, celui-ci allait oublier le kung-fu et n'utiliser que son sabre pour frapper ?

Il était rare qu'un de ses adversaires ait réussit à faire ainsi chanceler Hao. Il n'avait pas prévu que le kendoka attaque si soudainement, sans crier gare. Il avait su s'adapter au kung-fu, il était un combattant redoutable. Hao Lei l'avait sans doute sous-estimé et n'avait pas été assez sur ses gardes.

Le maffieux avait du poser un genoux à terre, et un maffieux qui flanche s'énerve vite. Sous le coup, Hao avait baissé la tête et fixé le sol. Il n'avait pas besoin de voir l'occidental pour savoir qu'il avait reculé et attendait sa réplique. Il ferma les paupières un bref instant et releva la tête, toujours un genoux au sol. Il plongea un regard assassin dans les yeux de celui qui lui faisait face, comme il aurait plongé une lame dans son cœur. Son sourire s'était transformé en rictus et dévoilait des canines de chien enragé.

L'asiatique lança un cri pour libérer son Qi. Il se redressa d'un salto, atterrissant en position du dragon, les jambes légèrement pliées. Hector attendait qu'il attaque ? Il voulait jouer ? Il n'allait pas être déçu ! Hao se lança sur son adversaire tout en faisant valser son sabre de bois autour de lui, tranchant les airs comme l'aurait fait une pluie d'éclats de verre. Lorsqu'il fut assez proche pour attaquer cependant, il ne pointa pas son sabre sur son rival, mais s'élança d'un bon par-dessus lui. Si un spectateur avait été présent et avait eu l'œil assez vif pour suivre la scène, il aurait pu croire que Hao se fracasserait la tête par terre, de l'autre côté. Il n'en fut rien : le jeune homme se réceptionna de sa main libre, s'expulsant une nouvelle fois dans les airs, et se hissa sur les épaules de son adversaire. Il avait bloqué le bokken ennemi avec le sien, et obligea le Hollandais à tourner plusieurs fois sur lui-même. Il s'éjecta de son trône en un nouveau salto, atterrit en grand écart un peu plus loin, et se redressa en lançant un regard provocateur à un Hector vacillant.

Le Chinois envoya valser son bokken et dégaina son darn dao alors que son adversaire faisait de même avec son katana. Enfin, le jeune homme lui faisait l'honneur de l'affronter avec une vraie arme. Il avait retiré sa lourde veste, le prenant vraiment au sérieux. Le combat ne commençait qu'à cet instant. L'arme chinoise fit quelques moulinets. Le vent qu'elle produisit chanta dans toute la salle, accompagnant la mélodie du katana.

Hao sentait son sang bouillir, ses yeux se voiler de sang, son instinct prendre le dessus. Non, il ne fallait pas ! Il voulait profiter pleinement du combat, et pour une fois, pour une raison qu'il avait du mal à discerner, il ne voulait pas tuer son adversaire. Alors que l'asiatique luttait pour ne pas sombrer dans la folie du combat, Hector choisit d'attaquer. Les sabres s'entrechoquèrent en une musique rythmée. Hao parait les coups sans même s'en rendre compte. Enfin, au prix d'un grand effort de concentration, il parvint à se ressaisir.

Toutefois, pendant l'infime instant où la démence revenait à la raison, le chinois présenta une faille, et la lame d'Hector lui frôla la joue. Quelques goûtes se sang perlèrent. Il s'éloigna de son adversaire en quelques bons et eu un regard furieux. Il était cependant plus en colère contre lui-même que contre l'autre combattant.

Il ne prit pas le temps d'essuyer sa plaie. A présent, il ne se mouvait plus selon les lois du kung-fu, mais selon ses propres règles. Il coinça son sabre entre ses dents et fit quelques pirouettes. Durant une seconde il était à la droite d'Hector, l'instant d'après il était à sa gauche. Sur un pied, sur une main, il s'était mis à effectuer une curieuse danse mêlant plusieurs arts martiaux. Il était difficile de le suivre du regard.

Le spectateur que nous avons évoqué plus tôt, s'il avait été là, n'aurait sans doute pas compris grand-chose au combat. Il n'aurait pu saisir qu'une chose : lorsque les mouvements cessèrent, le fil de la lame du darn dao caressait la gorge d'Hector, et la pointe du katana était immobilisée à quelques millimètres du coeur de Hao.

Fini. C'était fini. Le duel s'était terminé en égalité. Même après avoir abaissé et rangé son arme, Hao ne réalisait pas. Ses membres tremblaient encore d'excitation alors que ses yeux prenaient à nouveau conscience du gymnase autour d'eux, du soleil qui commençait maintenant à décliner, de l'univers tout entier qui reprenait sa course après leur bataille acharnée. Le sang battait ses tempes, ses sens se troublaient d'avoir arrêté brutalement tout mouvement. Contre toute attente, Hao éclata d'un grand rire. Il en voulait plus, il aurait combattu des jours et des nuits s'il l'avait pu, mais son corps n'aurait sans doute pas supporté. Quoi qu'il en soit, il avait pleinement apprécié l'échange. Oui, c'était un bien beau combat !

"J'espère qu'il nous saura donné d'en avoir de nouveau" répondit-il en s'inclinant lui aussi. "Entraîne-toi bien, pour qu'il n'y ait pas d'égalité la prochaine fois".

Il lança un sourire franc à son camarade de combat, lui fit un signe de tête puis se dirigea vers les vestiaires. Il avait besoin d'une douche, pour évacuer de son sang l'adrénaline qui lui donnait l'impression de tanguer comme un bateau et de marcher dans du brouillard. Il était comme ça : s'il ne tapait pas dans quelque chose pendant plus d'une journée, il devenait dingue, et s'il s'arrêtait en pleine action, ça le rendait malade. En dehors des combats, les moments où il se sentait le mieux étaient soit lorsqu'il obtenait la victoire, soit lorsqu'il s'était battu si longtemps qu'il en tombait à terre, à demi inconscient.